Edito de l’abbé Benoît Paul-Joseph, supérieur du District de France, paru dans le numéro d’hiver de Tu es Petrus (n°XXIX)
Réussir sa vie
Étant bien entendu que réussir sa vie n’est pas « réussir dans la vie », en quoi consiste ce succès dont tout homme souhaite voir son existence couronnée ? Si la philosophie antique l’a identifié à une forme de sagesse, déclinée dans plusieurs modalités selon les siècles et les esprits (connaissance de soi chez Socrate, recherche de la vertu chez Aristote, maitrise de ses passions chez les Stoïciens), le christianisme nous enseigne que seule une vie conforme à la volonté de Dieu est une vie réussie. En d’autres termes, réussir sa vie consiste à s’ajuster à la volonté de Dieu et à persévérer dans la voie que sa Providence nous indique. Et la mire qui guide alors notre existence n’est autre que la rencontre avec Dieu, après cette vie, et le partage de son amitié dès à présent. Mais l’adhésion à la volonté de Dieu exige que nous-mêmes posions des choix, puisque celle-ci, loin de s’imposer à notre liberté, demande, de notre part, du discernement et de la résolution. La philosophie enseigne que la volonté humaine n’est polarisée, de façon irrépressible, que par le Bien comme tel, en sa réalisation absolue et totale. Or, celui-ci n’étant réalisé adéquatement en aucune réalité d’ici-bas, la volonté est dans un état d’ « indifférence » vis-à-vis des autres biens qui s’offrent à elle et ne s’y porte que dans la mesure où elle juge – parfois à tort – qu’ils revêtent une certaine forme de bonté. C’est le fondement de la liberté humaine : la volonté navigue entre des biens relatifs dont aucun ne s’impose à elle et qui demandent donc de poser des choix. Et c’est la succession de ces choix, dans le temps, qui donne à la vie humaine une direction, ou qui du moins en dessine le tracé. Mais depuis la venue du Fils de Dieu sur la terre, l’homme n’est plus laissé à son seul jugement pour poser les choix qui orienteront sa vie : l’Évangile et le Magistère de l’Église éclairent son intelligence et l’aident à orienter son existence vers le Bien absolu qui n’est autre que Dieu lui-même. Pour autant, l’homme doit continuer à poser les choix concrets par lesquels il essayera de suivre, librement, la volonté de Dieu. Or, si la vie humaine comprend une multiplicité d’actes libres par lesquels l’homme prend en main, petit à petit, sa destinée, elle comporte d’abord et surtout ces « choix fondateurs » que tout homme doit poser et qui donnent une orientation à son existence. Mais ceux-ci demandent également une persévérance de chaque jour sans laquelle l’homme serait le jouet des évènements extérieurs ou de sa propre inconstance. Car il ne s’agit pas seulement de poser les bons choix de vie : il s’agit aussi de demeurer dans la direction prise à travers une parole donnée, un serment juré ou un engagement pris. Assurément cela fait partie de cette « réussite » que nous évoquons. Cela ne signifie d’ailleurs pas que les écueils et les dangers seront tous évités – qui oserait le prétendre ? – mais que la volonté entend persister dans le choix posé, et prend donc, de façon habituelle, les moyens concrets pour y demeurer. Ainsi du baptême, que nous avons reçu et dont nous avons fait nôtres les engagements, ainsi de l’état de vie que nous avons embrassé et qui comprend des exigences, ainsi des responsabilités qui nous sont confiées et qui demandent un labeur quotidien. « Nos fidélités sont des citadelles » écrit Antoine de Saint-Exupéry : c’est bien de cela dont il s’agit. Puisqu’en dehors du Bien suprême qui, seul, s’impose à notre volonté, les choix que nous posons au fil de notre existence sont le fruit d’une détermination personnelle, alors, inévitablement, nous aurions pu poser un autre choix, prendre un autre engagement, à une période différente, avec une autre personne, etc. Aussi, en-dehors des mauvais choix, faits par malice ou par ignorance, et qui demandent une rectification, les autres choix, eux, demandent de la résolution: il s’agit de persévérer dans la direction prise, tout en acceptant mentalement qu’il aurait pu en être autrement. Sans cette saine opiniâtreté, qui confère une consistance et une épaisseur à ses choix libres, l’homme devient nécessairement le jouet des tentations extérieures ou de ses caprices intérieurs. Combien de vies humaines se sont extérieurement effondrées parce que la persistance dans les choix posés a été fragilisée par la fascination de la nouveauté, l’attrait de la facilité ou la terrible « morsure du conditionnel » ? Si la grâce de Dieu est évidemment toute puissante pour restaurer ce qui a été brisé, puisse-t-elle nous aider à tenir fermement et sereinement les engagements par lesquels nous construisons notre vie.