Tu es Petrus a fait peau neuve mais reste fidèle à ce qu’il a toujours été : une revue de formation qui propose 4 fois par an une réflexion sur l’actualité et des articles de fond à la lumière des grandes vérités de la foi et des enseignements du magistère.
Retrouvez ici l’édito de l’abbé Paul-Joseph du numéro XXXVI de l’automne 2022.
La beauté qui sauve
« La beauté sauvera-t-elle le monde ? ». La question est posée par un personnage d’un roman de Dostoïevski (L’Idiot) et l’on comprend au fil du récit que la seule beauté capable d’apporter le Salut à l’humanité n’est pas la beauté plastique, aussi achevée soit-elle, mais la beauté agissante, la beauté traversée par la compassion, capable de panser les plaies et de rendre l’harmonie perdue.
La première peut être mensongère, trompeuse, voire mortifère. C’est alors la beauté du diable entrevue par Baudelaire : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre{{Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen et Idéal, La Beauté. }} (…) ». La seconde est la beauté de Dieu, celle du Dieu rédempteur, et elle n’est rien d’autre que le rayonnement de sa propre bonté qu’Il communique aux créatures à l’instant même de leur création ou, pour les créatures libres, quand elles accèdent à l’amitié divine ou bien quand celle-ci leur est restituée.
Dans son Traité des Noms Divins, le théologien Denys l’Aéropagite (VIe siècle) explique que la beauté doit être attribuée en propre à Dieu, « à cause de cette puissance d’embellissement qu’Il dispense à tout être », laquelle se confond avec sa bonté « parce qu’à la façon de la lumière Il fait rayonner sur toutes choses, pour les revêtir de sa beauté, les effusions de cette source rayonnante qui sourd de lui-même{{Denys l’Aéropagite, Les Noms divins, chap. IV, §7.}} (…). ».
Or l’Incarnation Rédemptrice représente comme l’aboutissement de cette « puissance d’embellissement » dont parle Denys : le Royaume de la Grâce est le nouveau chef-d’œuvre de Dieu, parachevant la première création, dans l’attente de son plein achèvement à la fin des temps. D’ici-là, l’Église participe à cette diffusion de la bonté de Dieu en communiquant aux âmes la grâce qui guérit et qui sauve, faisant d’elles des miroirs de la beauté de Dieu. Pour cette raison, le culte public de l’Église, la liturgie, cherche à refléter ou du moins à exprimer la beauté de Dieu qui se déverse sur les âmes à l’occasion de toute cérémonie sacrée. Certes avec des moyens imparfaits et limités, la liturgie catholique tend à révéler un peu de la splendeur de Dieu, à laisser entrevoir sa majesté. Et cette dimension cultuelle, où l’art se mêle au sacré, est essentielle à la vie même de l’Église, qui ne saurait se réduire à sa morale, non plus qu’à sa doctrine sociale, lesquelles, pour importantes qu’elles soient, ne sont que la manifestation extérieure de la Vie nouvelle apportée par le Christ Sauveur. On constate d’ailleurs que notre société sécularisée ne s’intéresse qu’à la dimension morale et sociale de notre religion et que cette connaissance partielle lui rend incompréhensibles certains commandements qui plongent leurs racines dans la parole incandescente de l’Évangile. Il importe plus que jamais que la liturgie catholique exprime toujours, en toute clarté, la grandeur, la transcendance et la majesté divines, afin que les âmes chrétiennes respirent régulièrement « un peu de l’air du Ciel » auquel elles appartiennent déjà. Aussi, le soin apporté aux cérémonies sacrées, tant dans leur ordonnancement que dans la qualité du chant ou la dignité des objets liturgiques utilisés n’est-il jamais accessoire : s’il est ordonné essentiellement à la munificence du culte rendu à Dieu, il permet en outre d’entretenir vive en notre âme la conscience de notre dignité de « créatures nouvelles » comme le dit saint Paul, laquelle est à l’origine des exigences de la vie chrétienne.
« Je veux que mon peuple prie sur de la beauté », disait le pape Pie X en 1903. Plus proche de nous, en 1963, l’abbé Victor-Alain Berto vitupérait contre les projets de simplification de la liturgie, sous prétexte de la rendre plus accessible aux « pauvres » : « Ils ont décidé que l’Église sera L’Église des pauvres (…) quand les pauvres seront privés de la seule beauté qui leur soit gratuitement accessible, qui est la beauté liturgique (…). Qui leur a dit que les pauvres n’ont que faire de beauté ? Qui leur a dit que le respect des pauvres ne leur demande pas qu’on leur propose une religion belle, comme on leur propose une religion vraie ? Qui les rend si insolents envers les pauvres, que de leur refuser le sens du sacré{{Victor-Alain Berto, Notre-Dame de Joie, NEL 1989.}} ? (…) ».
Assurément, dans la quête du Salut, la recherche du beau comme voie menant vers Dieu et reflet de sa propre splendeur a-t-elle une importance particulière. Certes, Dieu seul nous sauve, il nous revient de nous ouvrir à sa lumière et de suivre ses enseignements pour demeurer en son amour. C’est entendu. Pour autant, le Rédempteur nous a communiqué sa grâce par des intermédiaires, par des instruments : son Humanité sainte tout d’abord, puis les sacrements qui prolongent jusqu’à nous et jusqu’à la fin des temps son action salvifique. Or, par respect et vénération envers les moyens de Salut que le Christ lui a laissés, l’Église a voulu que ceux-ci soient enchâssés dans des cérémonies sacrées qui en seraient, jusqu’à son retour, l’écrin précieux. Alors oui, les rites sacrés ne sont que des vecteurs et des instruments ; cependant, c’est par eux que le Seigneur vient jusqu’à nous pour nous guérir et nous sanctifier comme Il venait au secours des nécessiteux de l’Évangile. Les négliger serait une folie comparable à celle commise par ceux qui « suppliaient Jésus de s’éloigner de leur territoire » (Mc 5,17).
S’il est une beauté qui sauve c’est uniquement celle de la « Beauté suressentielle » dont parle Denys, celle du Verbe Incarné, lequel, par les sacrements qu’Il a institués, nous darde inlassablement des traits de sa miséricorde pour parfaire en nos âmes l’empreinte de son image qu’il y a imprimée.