Édito de l’abbé Benoît Paul-Joseph, supérieur du District de France
Souffrir avec le Christ
« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mt 16,24). « Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple » (Lc 14,27). Les paroles du Seigneur sont sans détour. On ne peut marcher à sa suite, se mettre à son école, sans embrasser la croix.
La souffrance est inhérente à la vie humaine, qu’elle soit morale, physique ou psychologique, elle est proprement inévitable. Aussi, spontanément, la nature cherche-t-elle à la fuir, à l’éloigner, à l’évacuer. Pourtant c’est le moyen que Dieu a choisi pour nous sauver, pour nous révéler son amour et nous faire entrer dans une vie nouvelle qui est sa propre vie divine. Le Christ nous a sauvés par la souffrance et, depuis ce jour, toute souffrance unie à la sienne, vécue dans son intimité, nous rapproche de son Cœur Sacré, nous fait entrer plus profondément dans le mystère de son amour. Néanmoins, la permission du mal et de la souffrance par Dieu, reste un mystère redoutable sur lequel les hommes achoppent depuis des siècles et qui peut faire vaciller les âmes les plus courageuses si elles ne lèvent les yeux vers le Christ souffrant.
Car le Seigneur n’a pas ignoré la souffrance, il ne l’a certes pas supprimée en venant dans le monde, mais il l’a embrassée, l’a regardée en face, l’a assumée et vaincue. Si, dans l’Évangile, Jésus ne nous donne pas une explication sur le mystère de la souffrance, toutefois, par sa Résurrection, il nous dit que le mal n’aura pas le dernier mot dans l’histoire des hommes. Si le Sauveur n’a donc pas évacué la souffrance de la vie des hommes, cependant il l’a intégrée dans son plan salvifique, il en a fait une voie de Rédemption. Et tout le mystère est là, comprenant, comme tout mystère, une part d’obscurité et une lumière supérieure, aveuglante de notre côté, qui ne peut être regardée que dans la foi.
Comme l’exprime magnifiquement Paul Claudel faisant parler le Christ : « Je ne suis pas venu expliquer [la souffrance], dissiper les doutes avec une explication, mais remplir, c’est-à-dire remplacer par ma présence le besoin même d’explication[1] ». Et, effectivement, nous n’avons pas, dans l’Évangile, une révélation explicite sur le mystère de la souffrance, sur son sens ou sa finalité. En revanche, nous avons la vie du Verbe incarné, l’exemple de sa propre vie où, par amour pour les hommes il se fait « homme de douleur, familier de la souffrance » afin que « par ses plaies nous soyons guéris » (Is 53). C’est l’enseignement magistral du Sauveur, par lequel il nous révèle la valeur nouvelle de la souffrance vécue à ses côtés, à sa suite. Le Fils de Dieu a donné un prix à la souffrance, il l’a rendue précieuse. Elle n’en reste pas moins une violence imposée à notre nature d’homme, un ennemi implacable qui peut nous blesser jusqu’au fond du cœur, nous accabler, mais c’est justement à l’occasion de ces dépouillements que nous pouvons croiser le visage du Sauveur. Plus que cela, l’appauvrissement causé par la souffrance est un moyen très sûr pour nous approcher de Jésus-Christ. Toutefois la souffrance reste la souffrance, et quand on souffre, on souffre ! Sauf grâce spéciale, les martyrs n’ont pas été épargnés par les peines immenses qui accompagnaient leurs supplices, et, de notre côté, l’acceptation de la souffrance, ne rend pas cette dernière agréable. Mais, unie à celle de Jésus crucifié, elle prend alors une valeur, un sens, elle n’est plus condamnée à l’absurdité et à la stérilité. Et cela change tout. Même si la nature récalcitre toujours, instinctivement, la souffrance chrétienne peut être purificatrice et salvifique. Il ne s’agit certes pas – sauf vocation particulière – de s’y porter, ni même de la demander, mais de prier Dieu de nous donner la force suffisante pour souffrir en chrétiens, en disciples du Christ, c’est-à-dire à sa suite et avec lui, de sorte que unies aux siennes, nos souffrances nous sanctifient.
Il est d’ailleurs regrettable que dans les débats actuels autour de la fin de vie, de la mort provoquée (quel que soit le degré d’intervention des hommes) où, bien souvent, les discussions se cristallisent autour de la question de la souffrance, de son intensité, de sa légitimité, on n’entende pas, ou très peu, d’intervention chrétienne, sur la valeur de la souffrance, l’importance que celle-ci revêt en régime chrétien, son prix, sa valeur. Certes, le développement des soins palliatifs constitue une réponse à ceux qui promeuvent l’euthanasie en raison des douleurs redoutables qui peuvent tenailler un grand malade pour lequel une rémission n’est plus possible. Toutefois, il s’agit d’une réponse très incomplète car elle occulte deux réalités : la première est qu’en dépit de l’industrie de la médecine, on ne peut évacuer la souffrance de la vie des hommes. Oui, on peut limiter les douleurs physiques d’un malade, l’accompagner (et c’est déjà beaucoup), mais il restera toujours la douleur de ses proches, de ses parents, de ses amis. Aussi, et c’est le deuxième point, il est de la plus haute importance que les disciples de Jésus-Christ, pour eux-mêmes et pour tous les hommes, rappellent le prix inestimable que Dieu a conféré à la souffrance, par sa passion, sa mort et sa résurrection. Depuis la Rédemption, la souffrance a un prix, une valeur, une utilité, le Sauveur l’a sortie de l’absurdité dans laquelle était enfermée pour en faire une voie propre à nous purifier de nos propres fautes, à réparer celle des autres et à nous acheminer très sûrement vers le Christ ressuscité.
« Maintenant je suis plein de joie dans mes souffrances pour vous, et ce qui manque aux souffrances du Christ en ma propre chair, je l’achève pour son corps, qui est l’Église » (Col 1,24).
[1] Paul Claudel, « Les invités à l’attention ».